20/03/2002

ESCALIER

17/07/96, Lyon.

~ Une petite fille dans un escalier ~

Dans le métro, rentrant de l’I.U.F.M., après l’annonce que le dossier PLC08°M34KS839DHD n’est même pas sur liste d’attente, je a traversé le marché aux fringues et à bouffe dans le quartier des Canuts. Odeurs, couleurs, bruits, accents sont plus du Sud que de Lyon. Manu aurai pu goûter, mais il est ailleurs. Détaché de moi, il m’observe de loin.

Je préfère s’enterrer dans le métro électrique, automatique.

Assis, attendant une rame, je regarde, absent, un groupe de turbulents bambins de 7 à 9 ans. Quel bordel ! Quel vacarme ! Ca piaille, se chamaille, caprice, remue partout. Ils ne sont pourtant qu’une douzaine pour trois « monos ». Des « monos » ! Rasés sauf quelques mèches très longues pour l’un, du « percing » au nez, aux oreilles, au sourcil pour l’autre. La troisième est à peu près présentable, selon les canons de parents inquiets de comment leurs gamins passent l’Eté.

Tous trois sont très calmes. Peut-être trop ?

La rame arrive. Les mômes l’investissent en masses et s’y répandent en bousculade. Je s’assied dans un coin. Une petite fille est calme. Depuis tout à l’heure, elle a vu je les regarder et elle me regarde en retour. Elle s’est assise sur le siège d’en face, décalée d’une place. Elle est vraiment jolie : petit minois au nez en trompette, avec une grande bouche, noire foncée, des nattes. Elle me fait penser à quelqu’un. D’immenses yeux, très doux, très très sérieux.

Je n’a pas envie de sourire aux petites filles.

Je la dévisage en plein. A l’instant, je n’a rien à foutre de rien. Comme d’habitude, c’est elle qui baisse les yeux en premier. Mais, en définitive, c’est encore moi le plus gêné.

Apparemment, elle non plus, n’a pas envie de sourire.

Toujours autant de capharnaüm autour. Toujours sans penser, je les observe. C’est une bande de sales chiars à peine surveillés par trois ados mal finis qui planent. De toutes les couleurs, tous ont au moins une casquette, un survêt., un sweet ou des baskets à l’américaine. Je va s’endormir pour fuir ce vacarme et cette ambiance survoltée.

Je crois qu’un petit pét. pourrait lui faire du bien.

Mais la mignotte trop calme me dévisage toujours et m’empêche de me laisser partir. Elle a une aura cette gamine ! C’est pas possible d’être aussi serein ! Elle doit être un peu débile. Ou alors, elle a trouvé l’herbe des monos.

Non, elle est vivante.

Visiblement, elle se demande pourquoi je tire la gueule. Elle est adorable. J’aurais juste envie de la prendre par la main, envie de m’occuper d’elle. La bande anarchique descend. Soulagement. Les gens de la rame n’ont pas bougé. Ils attendent : des milliards de milliards de neurones turbinent sans que rien ne soit visible. Ma station. Je souris à la croniotte. Je sors. Sur le quai, je me retrouve pour la voir partir.

Enfin son regard m’a lâché.

Ce regard ! Si serein quelques secondes auparavant ! Quelle détresse ! La panique ! Où est le groupe ?! Mes repères !!! Non ! La rame part sur son visage éperdu qui se tord d’une grimace pour pleurer.
Moi ! Je voulais m’occuper d’elle ! Moi ! Je ne me suis même pas aperçu qu’elle perdait son groupe, sur la Lune qu’elle était ;

enfermé en moi que j’étais.

J’ai horreur du métro. Il nous force à l’impersonnel. Comme l’ascenseur. « Crouwded » ! Je craque. Je me suis senti aussi désemparé que la petite fille. Une vision d’horreur et de vertige : la perte de tous repères. L’impuissance malgré toute la volonté d’aider. Je m’en veux de m’être absenté. Je peux encore être utile à des petites filles inconscientes, perdues dans la foule. Mais une bonne dame se penchait déjà sur elle. Elle s’en occupe sûrement mieux que je n’aurais pu le faire.

Deux stations plus tard, à la correspondance suivante, de nouveau parti en moi, mais à chercher la paix de ce visage naïf et scrutateur, la vois du métro, sans accent, impersonnelle, me ramène en surface :
« - Mesdames, messieurs, votre attention s’il vous plaît : la petite Aïla attend son groupe à la station Perrache.
- Je répète : la petite Aïla attend son groupe à la station Perrache. »
Impersonnelle, mais efficace. Organisation basée sur quelques fibres sensibles persistant au fond de certains des froids passagers gris-de-ville.

Peut-être est-ce une grognasse pète-sec qui a recueilli « la petite Aïla ». La même que celle me disant avec sa bouche en cul-de-poule :
« - Moi, j’y peux rien ! Regardez : c’est l’ordinateur… Suivant ! »
(Si ! Si ! Tu n’es bien qu’un numéro d’une liste dans un tableur tout puissant. Rien de plus.)

Vide. CLAC ! Encor une marche.

Sur le pallier, encore sonné, je croise Aïla. Je ne la rencontre pas : c’est le métro ; je la rate.

CLAC ! Encore une marche.

C’est joli, ‘Aïla »… Ca fait grande fille…

~ ELLE NE DOIT PAS DEVENIR UN NUMERO ~